Plutôt que de renaître de ses cendres, l’industrie française semble se diriger vers une forme de réincarnation verte, poussée par un cadre règlementaire de plus en plus astreignant en matière d’émissions de carbone, renforcé d’une volonté politique désormais clairement affichée de faire rimer réindustrialisation et décarbonation du pays.
Un renversement de vapeur. Après cinq décennies de déclin, l’heure semble être à la résurrection de l’industrie française. C’est en tout cas la volonté politique affichée par le chef de l’État Emmanuel Macron, qui a hissé la réindustrialisation du pays au rang de «mère des batailles».
Reste toutefois, pour opérer ce retour en grâce des usines sur le territoire français sans grever son bilan carbone, à trouver les moyens de verdir le gris de leurs fumées…
Aussi anémié qu’il puisse être, le secteur reste en effet, à lui seul, à l’origine de près de 20 % des émissions nationales de gaz à effet de serre. Une part qui a cependant déjà sensiblement baissé au cours des trois dernières décennies, en lien, certes, avec l’affaiblissement du secteur, mais aussi sous l’impulsion d’industriels obligés par l’émergence d’un cadre règlementaire de plus en plus contraignant.
«Une première grande étape règlementaire au niveau international a été celle de la signature du protocole de Kyoto, fin 97, et l’engagement pris alors de réduire de 5% à l’échelle mondiale les émissions de gaz à effet de serre des pays industrialisés au cours de la période 2008-2012 par rapport à leurs niveaux de 1990», retrace la docteure en sciences économiques Émilie Alberola, experte des politiques climatiques membre de la Commission de l’économie du développement durable (CEDD) et directrice d’EcoAct Europe du sud, acteur historique du conseil aux entreprises en matière de stratégie climat et de développement de projets de compensation carbone.
«L’Union européenne s’est ensuite engagée, en 2003, dans sa première politique de réduction des émissions de gaz à effet de serre émis par l’industrie», poursuit l’experte.
C’est ainsi qu’est né, le 1er janvier 2005, le système européen d’échange de quotas d’émissions ; règlementation carbone alors la plus ambitieuse au monde.
«Ce choix politique européen a été motivé par son engagement dans le Protocole de Kyoto », souligne Émilie Alberola.
«Rapidement, l’UE a toutefois réalisé que la réduction de ses émissions présentait aussi des intérêts économiques, et se révélait par la même occasion une source d’innovation et de compétitivité», ajoute l’experte.
Une prise de conscience à l’origine de l’adoption, fin 2008, du «Paquet climat-énergie», un plan d’action axé autour d’un trio d’objectifs, les «3×20» : atteindre les 20 % d’énergies renouvelables dans le mix énergétique européen, améliorer de 20 % l’efficacité énergétique, mais aussi réduire de 20 % les émissions de GES des pays de l’Union par rapport aux niveaux de 1990 ; le tout, à l’horizon 2020. Un objectif de réduction relevé à 40 % à l’horizon 2030, à la suite des conclusions adoptées par le Conseil européen en octobre 2014. Un peu plus d’un an avant l’adoption d’un autre texte majeur : l’Accord de Paris sur le climat.
«Ce traité a permis de définir une nouvelle ambition – la neutralité carbone – tout en ajoutant une nouvelle variable à l’équation : la séquestration de ce carbone », résume Émilie Alberola, qui précise : «Cette volonté a été déclinée à travers différents textes au niveau français et européen. L’UE a notamment entériné cet objectif de neutralité carbone en 2021, et a également lancé la mise en œuvre de son Green Deal en présentant une douzaine de propositions législatives – le paquet « Fit for 55 » – visant à atteindre une réduction des émissions de gaz à effet de serre d’au moins 55% en 2030 par rapport à 1990, toujours dans cette optique de neutralité carbone d’ici 2050».
En janvier dernier, c’est ainsi le Plan industriel de ce Pacte vert qu’a annoncé la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen.
Un plan dont l’objectif principal est de «garantir l’avance industrielle de l’UE dans le secteur en pleine croissance des technologies à zéro émission nette», selon la présidente.
Mi-mars, la Commission a ainsi publié, dans le cadre de ce plan, une proposition de règlement visant à établir un cadre de mesures pour renforcer l’écosystème européen de fabrication de produits technologiques bas carbone : le « Net Zero Industry Act».
«La présentation de cette proposition s’est aussi faite en réponse aux avancées de nos partenaires économiques internationaux, tels que la Chine ou les États-Unis ; qui ont eux aussi adopté des réglementations visant à accélérer la transformation et la décarbonation de leur industrie», analyse Émilie Alberola.
Réalisées à l’échelle européenne, ces avancées règlementaires ont naturellement découlé sur des évolutions du cadre législatif français. En témoigne par exemple la publication fin 2015 de la stratégie nationale bas carbone (SNBC), feuille de route inscrite dans la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (LTECV) et qui fixe notamment l’objectif d’une réduction des émissions de l’industrie de 35 % en 2030, puis de 81 % en 2050, par rapport aux niveaux de 2015.
Des ambitions reprises en 2020 dans la version révisée de cette feuille de route – la SNBC 2 – mais très certainement amenées à évoluer, comme le pressent l’experte des politiques climatiques Émilie Alberola : «Les engagements européens ont été rehaussés. On peut ainsi naturellement s’attendre à ce que la 3e version de cette SNBC suive le mouvement».
Un véritable défi attend donc le secteur, déjà à la peine face aux objectifs actuels.
«Les émissions annuelles moyennes [de l’industrie] sur la période 2019-2022 dépassent le budget carbone annuel indicatif de la SNBC 2, y compris pour l’année 2022», notent en effet les membres du Haut conseil pour le climat (HCC) dans le rapport annuel 2023 publié par l’organisme indépendant.
Experts et scientifiques du HCC appellent ainsi à «accélérer le rythme de réduction des émissions de l’industrie, pour être aligné avec les nouveaux objectifs du Fit for 55 de 2030».
Un appel déjà lancé dans l’édition 2022 de ce même document, et qui semble bien avoir été entendu au sommet de l’État. En témoigne – outre la réunion le 8 novembre 2022 à l’Élysée des 50 acteurs industriels les plus émetteurs de GES implantés sur le territoire français – l’organisation en mai dernier, en ce même lieu, de l’évènement «Accélérer notre réindustrialisation».
Une réunion à laquelle dirigeants d’entreprise et acteurs de l’industrie, mais aussi élus, représentants de collectivités et du monde associatif ont été conviés, et à l’occasion de laquelle le Président Macron a annoncé une série de mesures visant à «accélérer l’avènement d’une industrie innovante et décarbonée», selon les termes du communiqué de l’Élysée.
Quelques jours plus tard, c’est le ministre de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, Bruno Le Maire, qui a repris le flambeau de cette ambition en présentant – aux côtés du ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, Christophe Béchu, et de Roland Lescure, ministre délégué chargé de l’Industrie – le projet de loi «Industrie Verte».
«L’objectif final, c’est de faire de la France la première nation décarbonée en Europe », a ainsi indiqué le ministre de l’Économie, affirmant par ailleurs sa volonté de renforcer l’industrie en la décarbonant, plutôt qu’en «construisant l’industrie de demain sur les ruines de l’industrie du passé».
Adopté en première lecture au Sénat puis à l’Assemblée nationale, le projet de loi – largement amendé – se dirige désormais vers une discussion en commission mixte paritaire ; a priori en octobre. Si son adoption définitive reste donc en suspens, cette loi augure en tout cas « de perspectives intéressantes », selon Eliéta Carlu, directrice de l’Alliance Industrielle pour la compétitivité et l’Efficacité énergétique (ALLICE), structure qui vise à fédérer et à soutenir l’innovation en matière de décarbonation de l’industrie (lire en encadré ci-contre).
Le texte prévoit en effet une quinzaine de mesures visant à la fois à faciliter et à accélérer la réindustrialisation, mais aussi à financer l’industrie verte et à favoriser les entreprises «vertueuses» dans le cadre des interventions de l’État.
«Un autre axe important est celui de la formation, souligne Eliéta Carlu. La transition implique en effet de disposer des compétences adéquates, et donc de former les salariés à ce changement».
Une nécessité que confirme la directrice d’EcoAct Europe du Sud Émilie Alberola: «L’emploi et la formation constituent des enjeux majeurs. Quand on parle de réindustrialisation, on pense évidemment à la création d’emplois, qui implique donc de former à de nouvelles compétences. Mais l’autre grand enjeu lié à cette transition verte est d’accompagner la perte d’emploi par la re-formation des salariés, dans le but de les conduire vers de nouveaux métiers».
Comme l’a souligné le ministre Bruno Le Maire, plus qu’une résurgence de l’industrie du passé, c’est en effet vers une forme de réincarnation que semble se diriger l’industrie française. Et si la plupart des leviers – financiers, humains, techniques et technologiques – semblent donc désormais prêts à être actionnés pour permettre la réalisation de cette métamorphose, un ultime verrou – et pas des moindres – reste sans doute malgré tout à faire sauter.
Un verrou lié à l’esprit même du modèle économique des entreprises du secteur, centré sur une logique volumique…
«Pour assurer sa pérennité, l’industrie a certes besoin d’un contexte favorable et de technologies efficientes, mais pas que… Ses modèles d’affaires méritent aussi d’être questionnés», affirme en effet le président d’ALLICE, Christophe Debard. Si la sortie d’une logique volumique n’est sans doute pas envisageable pour tous les acteurs de l’industrie, le passage à une économie de la fonctionnalité – ou «servicielle» – pourrait en tout cas se révéler l’une des clés permettant à bon nombre d’entre eux d’atteindre leurs objectifs de décarbonation.
Prônée par certains experts, parmi lesquels Christophe Sempels, docteur en sciences de gestion, cofondateur et directeur général du centre de «recherche-action», de formation et d’accompagnement Lumia, la déconstruction des logiques volumiques pourrait même n’être qu’une étape avant l’adoption par l’industrie d’un modèle dit «régénératif».
Non content de minimiser ses impacts négatifs, le secteur pourrait en effet progressivement se muer – et c’est d’ailleurs déjà le cas pour quelques-uns de ses représentants – en un «générateur d’impacts positifs nets».
Plus alors qu’un renversement de vapeur, il s’agirait bien là d’une révolution copernicienne.
Benoît Crépin (Environnement-Magazine